CONFÉRENCE GRANT THORNTON
COLLECTIVITÉS TERRITORIALES : RÉINVENTONS LE MODÈLE ECONOMIQUE !
« Les technologies sont inertes, ce qui importe c’est ce que les hommes en feront »
Par François CAZALS,
Professeur Affilié à HEC Paris, Stratégies et transformations digitales
Je souhaiterais illustrer l’impact des données dans une perspective managériale pour tous types d’organisations (publique, privée, collectivités territoriales, …) et poser la question suivante, qui semble être centrale : comment les données peuvent permettre de créer de la valeur ?
Le changement de modèles stratégiques
Au-delà de la technologie, ce sont les modèles de direction des organisations qui changent avec les données pour créer de la valeur nouvelle.
Dans le passé, pour élaborer une stratégie, on collectait des données du passé et on les projetait dans le futur. Ce modus operandi ne peut valoir et avoir du sens que dans un « monde stable ». Or, nous sommes dans un monde de grande incertitude, dans lequel nous avons du mal à prédire l’avenir.
Aujourd’hui nous constatons un accès en temps réel à une masse croissante de données se caractérisant par une très grande diversité et vélocité. Cet accès aux données, rendu possible par le truchement de technologies de pointe, permet non pas de traiter des données du passé mais bien de traiter des données du présent, d’avoir un accès massif à des données externes, à des données qui ne sont pas structurées. Aujourd’hui la plus grande qualité des données accessibles sont des données textuelles, sémantiques, qui permettent d’adresser les comportements et la pensée des citoyens.
La prédictibilité des déclarations des individus tend aujourd’hui vers zéro. Le sujet de la prédiction est fondamental. C’est à partir de ces données que nous nous efforçons de construire des modèles prédictifs. Derrière ces modèles, il y a aussi l’idée de l’automatisation (algorithmes) de l’action, aujourd’hui fabriquée par des humains et qui sera – demain peut-être – gérée par des machines. Ce nouveau modèle de stratégie fondé sur l’analyse des données, la prévision et l’automatisation d’un certain nombre d’actions est déjà nommé : on parle de Data Driven Strategy.
Trois enjeux capitaux
Il est important de s’intéresser aux impacts stratégiques de l’exploitation de ces données sur nos organisations. Trois enjeux majeurs semblent se démarquer.
Un premier enjeu est celui de la réinvention du modèle d’affaires. On ne peut parler de la réinvention des modèles d’affaires sans aborder les célèbres modèles GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), qui sont devenus en moins de vingt ans les puissances incontestées de l’e-commerce. Les GAFA n’ont pas « attaqué » des industries existantes mais ont bel et bien réinventé un nouveau modèle industriel.
Le digital a pendant longtemps été séparé du monde physique. Cette séparation s’est réduite avec le temps. On voit depuis un certain nombre d’années émerger de nouveaux acteurs les « NATU » (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), de nouvelles entreprises qui créent de la valeur exclusivement à partir de stratégies orientées de données, alors qu’elles ne possèdent aucun actif matériel (pas d’immobilier en propre par exemple).
Derrière ces nouvelles entreprises, une angoisse de fond monte, celle de « l’ubérisation ». Le sujet de « l’ubérisation » est très anxiogène dans le monde du privé car ces nouvelles entreprises au modèle disruptif « attaquent » des acteurs du monde physique, des entreprises existantes. Pourtant, le monde du public et a fortiori du privé s’y voit offrir de nouvelles opportunités : l’opportunité de devenir des administrateurs de plateformes, l’opportunité d’agréger et de proposer de nouveaux services aux citoyens, l’opportunité d’élargir et d’améliorer la qualité des services proposés, etc.
Le deuxième enjeu capital est de nature organisationnelle. L’une des réflexions centrales sera celle de l’équilibre entre l’Homme et la machine. L’idée de la substitution génère l’angoisse ! Toutefois, il ne s’agit pas de substitution stricto- sensu mais plutôt d’une hybridation. Il est probable que de nombreux métiers d’aujourd’hui vont disparaître en tant que tels, mais certainement au profit d’un enrichissement technologique.
Un deuxième élément pose beaucoup de difficultés aux organisations, en particulier aux collectivités territoriales : la prise en compte du « temps étendu ». Le citoyen, le client, ne vit plus aux heures de bureau. Il souhaite l’accès à ces différentes organisations prestataires de service à tout moment et en tout lieu. L’Administration doit aujourd’hui être en mesure de répondre à ce nouveau besoin.
Le troisième et dernier enjeu est celui du changement humain au-delà de la technologie (changements comportementaux de masse)
Il y a tout d’abord un enjeu de relation avec le client, avec le citoyen (les anglo-saxons parlent du « anytime, anywhere, any device »). Le citoyen, le client, l’humain ont aujourd’hui accès à internet partout, à tout moment et avec toutes sortes de médias. Les rapports humains tant individuels que collectifs en sont profondément modifiés. Google a théorisé cette évolution comportementale par l’acception « Moment zéro de vérité » : chaque décision que nous prenons passe par une recherche sur internet. Cela amène à devoir gérer cette nouvelle hyper-information et hyperacuité des citoyens et des consommateurs.
Un autre aspect majeur concerne aussi les collaborateurs au sein d’une organisation. Aujourd’hui les collaborateurs sont plus résilients que les dirigeants eux-mêmes aux changements comportementaux qu’induit la transformation numérique. La transformation digitale doit donc passer par « la tête », c’est-à-dire par les dirigeants eux-mêmes. L’un des principaux freins à cette transition numérique au sein des organisations (publiques comme privées) est le manque d’expérience des dirigeants dans ces nouvelles technologies.
Quelle vision prospective ?
Les technologies sont inertes, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises (le nucléaire, le génie génétique, les technologies de l’information, …). Ce qui est important c’est ce que les hommes en font ! Aujourd’hui, vis-à-vis du digital et du poids capital des données dans la prise de décision, le politique au sens le plus noble (au sens de gestionnaire de la vie de la cité) est très en retard.